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Régis Durand, CORINNE MERCADIER OU LES ARCHITECTURES-MÉMOIRES, 1987

Texte pour le catalogue de l’exposition de CM « La mesure du vide », Musée de Valence, 1987
Publié dans « La part de l’Ombre » du même auteur. Éditions La Différence, Paris 1990, pp 159 à 162

Toute photographie pose au spectateur la question de la croyance et de la confiance en ce qu’elle montre. Même la photographie la plus manifestement mise en scène n’échappe pas à cette interrogation référentielle – qui n’est sans doute pas autre chose que la marque d’une angoisse de se définir comme vivant (être de foi et de sens) devant les signes de la disparition dont la photographie est porteuse. Les images de Corinne Mercadier sont, sans conteste, photographiques – qu’il s’agisse des Polaroids SX70 de petit format, ou des grands tirages Cibachrome (100x101cm) obtenus à partir des Polaroids. Mais tout se passe comme si leur assignation (référentielle, spatiale, temporelle) était suspendue, comme si elles étaient isolées du monde des apparences par la frange de lumière qui les entoure, qui émane d’elles.  Elles livrent au regard des fragments d’architecture ou de volumes énigmatiques : temples, balcons, toits, objets partiellement identifiables, pareils à ces « objets spéculatifs » que fabrique la sculpture contemporaine.
  Ces espaces ou volumes, pourtant, n’ont rien de notre temps, rien qui affiche la moindre revendication de modernité (et encore moins de post-modernité). Ce n’est pas qu’ils soient intemporels, ou tournés nostalgiquement vers le passé. Mais ils manifestent indiscutablement un attachement profond à l’espace construit, celui de la peinture et de l’architecture occidentales, un espace qui fournit repères et sécurité, un espace fait pour ancrer la mémoire.
  Ces architectures imaginaires nous parviennent de très loin, et c’est ce lointain d’une mémoire impersonnelle que la lumière qui émane d’elles dit à sa manière. Elles arrivent jusqu’à nous par le biais de la peinture, les fresques de Giotto, et plus particulièrement cette maison ouverte aux regards dans laquelle le peintre a situé l’Annonciation à Sainte Anne. Ce détail des fresques de Padoue, relevé dans des livres de peinture, n’est pas utilisé comme un simple décor, mais emblème ou métonymie d’un événement bouleversant, une imminence, un afflux d’énergie qui transforme les êtres et les choses. L’ange et son rayon de lumière figurent pour nous le seuil de matérialisation et d’« immatérialisation » de cette énergie, celle qui donne corps mais en même temps relativise l’incarnation de toute chose, en fait un simple moment, une simple figuration provisoire dans le grand flux, le grand passage[1].
  Pour restituer quelque chose de cette imminence troublante, de cet état dans lequel l’inconnu serait déjà présent comme mémoire et comme trace, Corinne Mercadier peint des vues d’architectures sur des plaques de verre, qu’elle photographie ensuite avec pour seul éclairage la lumière naturelle. Il est des cas où la connaissance du processus de fabrication enlève quelque chose à la magie de l’œuvre produite. Ici, tout au contraire, (et bien qu’il ne soit pas destiné à être montré ou décrit en tant que tel), le dispositif est à l’oeuvre finie dans une relation de continuité et de transparence parfaites. Pas de trucages, pas de retouches. La seule opération (photographique par excellence) est celle de la lumière qui éclaire les petites peintures sur verre, fait flamboyer ou s’iriser leurs couleurs, et vibrer d’une vie secrète leurs formes élémentaires. « Fictions d’espace », ces images existent d’abord à l’état virtuel dans le dispositif qui les engendre.
   Mais elles ne prennent vie que dans la photographie. C’est elle en effet qui crée l’effet d’aplat, qui « refroidit » et transforme une deuxième fois les couleurs, et donne à l’ensemble un glacé de surface. C’est par elle aussi que se mettent en place les tensions qui caractérisent ce travail, qui fait jouer ensemble, dans la plus grande subtilité, peinture et photographie (et sans le recours au pesant bricolage du « mixte » ) ; qui fait jouer l’instant de lumière photographique et la longue irradiation des images de la peinture ancienne, la minceur de la miniature et la dimension historique, la fraîcheur de l’instantané et l’obscure réserve des formes. Intimité et monumentalité, espace privé et espace collectif, vide et plénitude. Corinne Mercadier invente pour nous des « lieux de mémoire » paradoxaux, qui nous disent quelque chose d’essentiel sur notre passion et notre usage des images, tout en se tenant à l’écart des jeux de style ou des machines mythologiques qui caractérisent souvent l’art d’aujourd’hui.



[1] Cf. Stanislas Breton, « L’ange de la métaphore », Po&sie 4 : « « Matérialisation » et « Immatérialisation » définissent ainsi, sous la « marche de l’ange », le devenir d’une énergie dont les intensités variables tracent, sur une échelle ontologique, les degrés de perfection qui situent chaque être au niveau de son essence mais dans une étendue d’univers. Ce que nous appelons « être » ne serait-il que la cristallisation provisoire d’un mouvement oublié ? ».